TARENTULE

http://www.film-stream.line55.net/films2/18861346_w434_h_q80empire.jpgL'Empire des sens (愛のコリーダ, Ai no corrida, littéralement « La Corrida de l'amour ») est un film franco-japonais de Nagisa Oshima sorti en 1976.

Titre original : Ai no corrida
Réalisation : Nagisa Oshima
Scénario : Nagisa Oshima
Musique : Minoru Miki et chants traditionnels japonais
Images : Hideo Ito
Date de sortie : 1976
Production : Anatole Dauman pour Argos Films (France) ; Oshima Productions (Japon)
Genre : drame, film érotique
Film interdit aux moins de 16 ans lors de sa sortie en France.


C’est un de mes films coup de cœur. Il fait partie de ces films qui ont marqué leur temps, ils sont gravés dans les esprits de tous, ils ont reçu la reconnaissance absolue pour mille et une raisons. L’Empire des sens est une œuvre dont la simple évocation provoque de profonds souvenirs. Un film que l'on garde bien souvent, le plus possible pour soi, dont on parle peu, qu'on a du mal à présenter, à raconter tant il nous a bousculé. C’est un des ces films qui se fait se poser des questions et dont l'on sait assurément qu'on l'aimera toujours, peu importe le temps qui passe et qui fait changer les goûts, les certitudes/incertitudes du moment. En continuant votre lecture j’espère vous faire partager un peu de l'Emotion que ce film a su éveiller en moi et vous donner envie de le découvrir par vos yeux ou le revoir pour en saisir la force... !

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Anatole Dauman (producteur de Bresson et Godard) recherche des cinéastes de renoms prêts à réaliser des films pornographiques, films qui peuvent dorénavant être distribués en France. Oshima saute sur l’occasion, ce projet lui permettant de briser le tabou de la représentation du sexe à l’écran. Les films érotiques sont alors nombreux au Japon, mais jamais le sexe n’est filmé frontalement et il demeure toujours cette interdiction de montrer des poils pubiens. Profitant du fait que le film soit une coproduction (Koji Wakamatsu, cinéaste anarchiste et coproducteur), Oshima peut tourner en toute liberté. Les autorités ne peuvent intervenir, mais elles ne manqueront pas de bloquer le film par le biais des services douaniers au moment de la distribution. Au-delà de son importance historique, l’Empire des sens est avant tout une œuvre immense, d’une beauté formelle de chaque instant. Le film se déroule presque exclusivement en huis clos, Oshima signe une œuvre trouble, dérangeante, portée par des images dont les couleurs et la géométrie évoquent des estampes japonaises. Le film est inspiré d’un fait divers qui s’est déroulé en 1936 dans le Japon militariste, un couple défraya la chronique en vivant une passion charnelle extrême. Sada Abe, ancienne geisha devenue prostituée puis servante, et son amant Kichizo s'entraînèrent chacun dans une spirale érotique qui les coupe progressivement du monde extérieur. http://img.aujourdhuilejapon.com/media/photo/L-Empire-des-sens.jpg

C’est un film de passions qui nous entraîne au-delà de la Passion (bien que ce ne soit pas l'Empire des Passions du même auteur), mais surtout un film d'Amour pas comme les autres, montrant un Amour auquel le cinéma s'est trop peu intéressé. Même s'il s'en est fallu de peu pour le classer X, l'Empire des Sens est dans la section des films érotiques, mais selon moi il s’agit d’autre chose ... c’est un film dont la puissance et l'intensité restent intactes, dont l'audace, le pouvoir de fascination, l'expression de l'absolutisme de l'amour, du don de soi et de la possession totale à travers la relation à l'Autre demeurent fabuleuse voir dérangeante, incompréhensible. Et peut-être, être justifiable ….

1936, dans les quartiers bourgeois de Tōkyō. Sada Abe, ancienne prostituée devenue domestique, aime épier les ébats amoureux de ses maîtres et soulager de temps à autre les vieillards vicieux. Son patron Kichizo, bien que marié, va bientôt manifester son attirance pour elle et va l'entraîner dans une escalade érotique qui ne connaîtra plus de bornes.

Kichiso et Sada Abese livrent à une joute amoureuse, une corrida (Corrida de l’amour était le premier titre pressenti), transformant leurs existences en une recherche insatiable du plaisir au travers d’un long coït ininterrompu. Ils se fondent, ne forment plus qu’un être, oublient le monde, leurs vies, pour ne s’épanouir que dans la jouissance de nouveaux orgasmes. Tels des drogués, chaque nouvelle sensation en appelle une autre, plus forte, plus intense, et cette quête désespérée d’un absolu leur interdit toute marche arrière. Derrière eux, il n’y a que des plaisirs exsangues, des territoires calcinés, et ils se doivent d’avancer, toujours, jusqu’au bout.

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Ici, la relation sexuelle est une chose belle, éhontée, densifiée par des images colorées et fouillées à la gloire d'un sexe sensuel bien plus qu'intellectuel qui rappelle combien le cinéaste se présente en adepte du Marquis de Sade et de Bataille. Notamment lorsque l'érotisation des tortures finit par compter autant que la conscience de réaliser l'impensable … Oshima, toujours très exigeant dans la recherche de l'émotion et de l'image, ne s'y trompe pas en transformant l'Empire en acte d'amour total, féroce, convulsionné, déchirant et troublant. L'explicitation étonnante des images ne nous épargnent rien, surtout l'approche nymphomane et sadomasochiste qu'incarne Sada Abe.

Kichizo finit par avoir deux maisons: celle qu'il partage avec son épouse et celle qu'il partage avec Sada Abe. Les rapports amoureux et sexuels entre Sada Abe et Kichizo sont désormais épicés par des relations annexes, qui sont pour eux autant de célébrations initiatiques.

Certains pourront estimer qu'Oshima est allé trop loin et que la crudité de ses scènes touche à l'obscénité, mais ce sont avant tout la jalousie, la méchanceté, les sentiments, le désir la possession qui sont remarquablement mis en exergue. Lèvres mouillées, vagins éclaboussés de cyprine et phallus toujours érectiles, fellations, pénétrations, partouzes, échangisme et autres joujoux en forme de petit oiseau ou de «boules» ; toutes les scènes de L'Empire des sens sont empreintes d'un naturel et d'une beauté qui enlèvent toute la vulgarité que le sujet était susceptible d'engendrer avec cette exploration scrupuleuse des organes mais surtout des comportements originaux et curieux du couple. Ainsi, assiste-t-on à des corps-à-corps filmés sèchement à la corde, au couteau, comprend-on mieux le titre originel, Corrida de l'Amour. Sada Abe et Kichizo, eux, ne s'échappent pas, ils vont jusqu'au bout, cédant à l'engrenage de leurs désirs et de leurs manques. Ils s'aiment, ils se goinfrent de leur chair et de leurs orgasmes sans répit, sans relâche, sans merci, acceptant tout l'un de l'autre, même le normalement inacceptable : la souffrance, la soumission, la mort... Et c'est là toute la beauté de leur Amour, celui qui transcende la pensée et les enveloppes sans se poser de questions pour se réaliser TOTALEMENT au risque de faire Souffrir... [Ils ne se disent pas une fois, «Je t'aime», ils le vivent et se le prouvent]. http://media.artevod.com/4995_empire_des_sens3.jpg

Progressivement, ils vont avoir de plus en plus de mal à se passer l'un de l'autre, et Sada Abe va de moins en moins tolérer l'idée qu'il peut y avoir une autre femme dans la vie de son compagnon.

http://images.allocine.fr/r_760_x/medias/nmedia/18/65/41/37/18861358.jpgPour les deux amants, seul garde alors de l'importance le sexe constitué en Bonheur et en enfermement ponctué par ces petites « morts » que leur procurent l'abandon à leurs orgasmes mutuels. Entre quelques répliques comiques truffées de sous-entendus qui dédramatisent la tension que génèrent les rapports (très) physiques du couple, Sada Abe et Kichizo s'explorent, se cherchent, essayent diverses combinaisons ou positions comme s'ils tournaient les pages d'un manuel de travaux pratiques qui n'a pas de fin, se dévorent surtout avec une voracité et une exultation incroyables pour expérimenter le véritable Amour et évoluer dans une relation qui peu à peu en devient aussi très spirituelle. Sada Abe et Kichizo plongent. Masochistes, chaque personnage l'est à sa manière, mais c'est en Sada Abe que vibre le danger omnipotent de l'amour à la vie - à la mort au moyen de quelques indices tels que le tatou de scorpion imprimé dans le lobe de son oreille ou le plaisir voyeur qu'elle prend à voir son amant baiser d'autres femmes ou à le menacer avec son poignard.

Dans L'Empire des Anges, Weber donne une définition assez proche du masochisme révélé dans notre Empire des sens : « à l'origine, il y a la crainte d'un événement douloureux à venir. L'humain a peur car il ignore quand l'épreuve surgira et de quelle intensité elle sera. Le masochiste a compris qu'un moyen de prévenir cette peur consiste à provoquer lui-même l'événement redouté. Ainsi, il sait au moins quand et comment il arrivera. En suscitant lui-même l'événement pénible, le masochiste s'aperçoit qu'il maîtrise enfin son destin. Plus le masochiste se fait du mal, moins il a peur de la vie. Car il sait que les autres ne pourront égaler en douleur ce qu'il s'inflige à lui-même, il n'a plus rien à craindre de qui que ce soit puisqu'il est lui-même son pire ennemi inégalable. Ce contrôle sur lui-même lui permet ensuite d'autant plus facilement de dominer les autres et de ne plus craindre les regards. Il y a cependant un prix à payer » Sada Abe est ainsi : à force de lier la notion de souffrance à la notion de maîtrise de son destin, elle en devient anti-hédoniste : elle ne souhaite plus de plaisir pour elle et reste seulement en quête de nouvelles épreuves de plus en plus âpres et douloureuses, comme si le sexe, l'Amour en étaient devenus sa drogue.

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Sada Abe et Kichizo passent également par la phase ou dans l'action physique qui se manifeste on voit la dérive pathologique mentale des personnages. Oshima ne cherche pas à s'enfoncer dans le gouffre intérieur des protagonistes, à disséquer les motivations profondes. Comme un entomologiste, il observe les comportements, la répétitivité des gestes, les visages en quête d'absolu, les corps qui tentent désespérément d'atteindre un Nirvana impossible. Kichizo passe progressivement de la situation de mâle dominant à l'état de proie soumise. Sada Abe, inoubliable, tantôt enfant rieuse et spontanée, tantôt mante religieuse inquiétante et cannibale,  s'enfonce, au-delà du simple plaisir, dans une sorte de fusion morbide, de désir perpétuel pathologique. La plongée dans l'excitation permanente, dans l'oubli du temps, des rituels que sont la toilette, l'absorption de la nourriture, le besoin de sommeil ...

Kichizo demande finalement à Sada Abe, pendant un de leurs rapports sexuels, de l'étrangler sans s'arrêter, quitte à le tuer. Sada Abe accepte, l'étrangle jusqu'à ce qu'il meure, avant de l'émasculer, dans un geste ultime de mortification; puis elle écrit sur la poitrine de Kichizo, avec le sang de ce dernier, Sada Abe et Kichizo, maintenant unis. Sada Abe est retrouvée le regard hagard, errante dans la rue avec dans la main le sexe de Kichizo et elle est arrêtée.

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Le film est bien plus qu'un simple divertissement osé, il interroge les limites de l'érotisme, les relations entre raisons et passions, les sens du mot, le sens lui-même peut être vu comme une tentative d'illustration de la phrase de Georges Bataille : « De l'érotisme, il est possible de dire qu'il est l'approbation de la vie jusque dans la mort. » Mais contrairement à Bataille qui y voit une célébration ultime de la vie, la soumission aux sens, sous couvert d'érotisme, peut être ici perçue comme une déviance, perverse et morbide, qui isole et coupe du monde, une impasse ! Cela peut être une des conclusions du film …

Mais je ne vais pas en rester là , et je vous propose une autre conclusion : le spectateur assiste à l’évolution de la jeune servante Sada Abe, effacée et soumise - tout à fait symptomatique de la place subalterne accordée à la femme au Japon – vers une émancipation passant intégralement par le sexe et la conquête de son propre corps, l’affirmation de ses désirs de femme jusqu’à conduire l’homme à mourir pour elle. Il serait en effet extrêmement réducteur de parler uniquement de soumission et de relation sadomasochiste dans L’Empire des sens tant il s’agit d’une part d’une victoire individuelle sur une loi collective et d’autre part d’un magnifique acte d’amour lorsque l’homme finit par accepter la souffrance et la mort pour elle. On réalité on tient ici même la quintessence du don de soi et de l’acte d’amour.

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 En espérant que cet article vous a donné envie de voir/revoir l’Empire des sens …


Jeu 14 jan 2010 2 commentaires
quelle passionnante analyse, je n'ai pas vu le film, mais quelle perception....chapeau MAÏTRESSE
gertrude31 - le 10/02/2010 à 17h00
Tarentule
Bonjour Maîtresse,
J'ai vu le film deux fois. Il est vraiment extraordinaire . Votre analyse est de très haute volée, impressionante intellectuellement. Merci pour cette analyse.
Le film donne envie d'être à la place de ce couple (moi dans le rôle du mâle bien entendu), et je ne desespère pas de vivre cette histoire jusqu'à sa finalité.
Bien à vous; -Cerf-
Cerf - le 26/04/2010 à 22h41

Merci Cerf pour ton commentaire, je te souhaite de partager des moments aussi intenses.
Ceci dit, c'est toujours embêtant de casser ou tuer un joujou ... C'est bien de savoir qu'on peut en abuser indéfiniment.
Après on rentre dans un vaste débat sur la D/s. Jusqu'où veut-on et/ou peut-on aller  ?
Car  réalité et fantasmes peuvent nous entrainer dans une douce folie.
 (ben, on est mal barré !)

Tarentule